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L’utilisation d’un inhibiteur de la pompe à protons chez le patient sous antiplaquettaire : consensus sur la prise en charge du risque

Le présent compte rendu est fondé sur des données médicales présentées lors d'un congrès de médecine reconnu ou publiées dans une revue avec comité de lecture ou dans un commentaire signé par un professionnel de la santé reconnu. La matière abordée dans ce compte rendu s'adresse uniquement aux professionnels de la santé reconnus du Canada.

LE FORUM - Gastro-entérologie

Octobre 2011

Commentaire éditorial :

Alan Barkun, MD, FRCPC, FACP, FACG

Directeur, Division de gastro-entérologie, CUSM – Hôpital général de Montréal, Professeur titulaire de médecine et de chirurgie, Université McGill, Montréal (Québec)

Ce sont les résultats d’une étude cas-témoins qui nous ont d’abord amenés à nous interroger sur la possibilité que les inhibiteurs de la pompe à protons (IPP) limitent la capacité du clopidogrel, antiplaquettaire de la famille des thiénopyridines, à prévenir les événements cardiovasculaires (CV). Malgré les résultats parfois contradictoires d’analyses rétrospectives sur cette association, les autorités ont naguère incité les médecins à la prudence dans l’attente de données plus concluantes, car l’interaction était plausible sur le plan biologique. Un essai prospectif avec randomisation – qui a révélé que le risque d’événement CV n’était pas plus élevé chez des patients sous clopidogrel qui avaient été randomisés de façon à recevoir un IPP ou non – a apaisé les craintes et a servi d’assise à des recommandations factuelles consensuelles. En présence de multiples facteurs de risque d’hémorragie digestive, le traitement par un IPP est maintenant recommandé chez les patients sous clopidogrel, qu’ils reçoivent ou non de l’AAS en concomitance. Il s’agit là d’une conclusion importante pour les gastro-entérologues et les cardiologues qui tentent de prévenir des événements mortels.

Risques d’événement CV et d’événement digestif chez le patient qui avance en âge

Les événements CV – qui résultent généralement d’un processus morbide ayant évolué sur plusieurs décennies – sont plus fréquents chez les patients âgés. Les hémorragies digestives – qui pourraient résulter d’une vulnérabilité accrue de la muqueuse gastrique aux agressions et d’une exposition accrue à des agents qui altèrent l’intégrité de la muqueuse, les AINS en particulier – sont elles aussi plus fréquentes chez les sujets âgés. Ainsi, de nombreux patients candidats au traitement antiplaquettaire en prévention primaire ou secondaire d’un événement CV doivent aussi être considérés comme de bons candidats à une stratégie qui réduirait leur risque d’événement digestif.

En sa qualité de puissant inhibiteur de l’activité plaquettaire, le clopidogrel est indiqué pour une durée variable chez les patients ayant été victimes d’un syndrome coronarien aigu (SCA) ou ayant des antécédents d’infarctus du myocarde (IM), en particulier s’ils sont porteurs d’une endoprothèse coronarienne. Souvent prescrit en concomitance avec l’AAS, il est associé à une diminution substantielle des événements CV majeurs, y compris le décès d’origine CV (Bell et al. Can J Cardiol 2011;27[suppl A]:S1-S59). Par ailleurs, du fait qu’ils réduisent la sécrétion d’acide gastrique, les IPP réduisent le risque d’agression de la muqueuse découlant de divers facteurs, dont les AINS (Lazzaroni et al. Drugs 2009;69:51-69). Chez les patients présentant des facteurs de risque d’hémorragie digestive, dont un âge avancé, des antécédents d’ulcère gastroduodénal, surtout d’ulcère hémorragique, ou un traitement anticoagulant en cours, les IPP sont indiqués à des fins de gastroprotection pour prévenir une hémorragie digestive haute potentiellement mortelle (Rostom et al. Aliment Pharmacol Ther 2009;29:481-96).

L’interaction antiplaquettaire-IPP revisitée

D’un point de vue biologique, l’interaction entre le clopidogrel et les IPP est plausible du fait que le métabolisme de l’un et de l’autre dépend de l’isoenzyme 2C19 du cytochrome P450. Il a déjà été établi que la variabilité du métabolisme du clopidogrel était liée aux polymorphismes génétiques de l’enzyme CYP2C19, dont certains résultant d’allèles perte-de-fonction peuvent donner lieu à une perte substantielle d’activité antiplaquettaire et à un risque accru d’événement CV (Mega et al. N Engl J Med 2009;360:354-62). Le rôle important que joue l’isoenzyme CYP2C19 dans le métabolisme du clopidogrel a suscité de l’intérêt pour la capacité des médicaments métabolisés par cette voie hépatique, notamment les IPP, à inhiber l’activité du clopidogrel par compétition.

Cela dit, les études pharmacodynamiques ayant tenté de démontrer cette interaction ont donné lieu à des résultats variables et contradictoires. Il est ressorti d’une revue systématique que 10 des 18 études ayant pour objectif d’évaluer une interaction entre les IPP et le clopidogrel étaient de piètre qualité scientifique (de Aquino Lima JP, Brophy JM. BMC Medicine 2010;8:81). Parmi les cinq études jugées de qualité moyenne ou élevée, aucune n’a fait état d’un lien statistiquement significatif. De même, une revue d’études visant à évaluer l’effet des IPP sur la réactivité plaquettaire chez des patients sous clopidogrel a fait ressortir un manque de constance dans les résultats (Lettino M. Eur J Intern Med 2010;21:484-9).

Plusieurs études ont semblé corroborer que les IPP pouvaient inhiber l’activité du clopidogrel. Selon l’analyse multivariée d’une étude cas-témoins nichée réalisée au Canada auprès de plus de 13 000 patients (Juurlink et al. CMAJ 2009;180:713-8), le traitement par un IPP chez des patients sous clopidogrel a été associé à un risque relatif (HR) de 1,27 (IC à 95 %, 1,03-1,57) d’IM récidivant. Dans le cadre d’une étude de cohorte rétrospective regroupant 8205 patients qui avaient commencé à prendre du clopidogrel après un SCA, les sujets qui prenaient également un IPP étaient exposés à un risque significativement plus élevé d’hospitalisation pour cause de SCA récidivant (14,6 % vs 6,9 %; HR 1,86 [IC à 95 %]) et d’intervention de revascularisation (15,5 % vs 11,9 %; HR 1,49), mais pas de décès toutes causes confondues (Ho et al. JAMA 2009;301[9]:937-44).

Aucune donnée ne prouve qu’il y ait des différences entre les divers IPP quant au risque relatif d’interaction cliniquement importante. Même si des différences se sont dégagées de certaines études, notamment une étude nichée lors de laquelle le pantoprazole a été associé à un risque accru de nouvelle hospitalisation chez des patients ayant commencé à recevoir du clopidogrel après un IM (Stocki et al. Arch Intern Med 2010;170:704-10), une vaste étude rétrospective regroupant >20 000 patients sous clopidogrel n’a objectivé aucune différence sur le plan du risque relatif (HR) d’événement CV entre l’esoméprazole, le lansoprazole, l’oméprazole ou le pantoprazole (l’interaction moindre entre le clopidogrel et le rabéprazole ne peut être interprétée en raison du très petit nombre de patients dans ce sous-groupe) (Ray et al. Ann Intern Med 2010;152:337-45) (Figure 1). D’autres études rigoureuses (O’Donoghue Lancet 2009;374:989-97) ont aussi objectivé ce manque de spécificité. L’influence de chaque IPP sur les isoenzymes du cytochrome P450 est variable, mais aucune donnée concluante n’a prouvé que cette variabilité se traduisait cliniquement par des différences importantes.

Figure 1. Risque relatif (HR) d’événement CV grave selon l’IPP utilisé


Ces résultats n’ont généré que des hypothèses, les analyses rétrospectives ayant des limites que l’on connaît bien quand vient le moment de déterminer un lien causal. Par exemple, les données tirées de ces études sans randomisation n’ont pas permis d’écarter la possibilité que les patients recevant un IPP soient plus susceptibles de souffrir d’affections concomitantes qui les exposaient à un risque accru d’IM récidivant. Le manque d’uniformité d’une étude castémoins à l’autre n’a fait qu’amplifier les craintes à ce sujet de même qu’au sujet de la possibilité d’autres biais inhérents aux études sans randomisation. Plusieurs essais, dont un vaste registre en France regroupant des survivants d’un IM aigu (Simon et al. Circulation 2011;123:474-82), n’ont pas réussi à démontrer que l’utilisation concomitante du clopidogrel et d’un IPP augmentait le risque.

Outre ces études rétrospectives, deux essais prospectifs d’envergure qui comparaient le clopidogrel à d’autres stratégies antiplaquettaires n’ont pas réussi à montrer que l’usage concomitant d’un IPP exerçait un effet défavorable sur les résultats. Les essais PRINCIPLE TIMI 44 (Prasugrel in Comparison to Clopidogrel for Inhibition of Platelet Activation and Aggregation-Thrombolysis in Myocardial Infarction-44) et TRITONTIMI 38 (Trial to Assess Improvement in Therapeutic Outcomes by Optimizing Platelet Inhibition with Prasugrel-Thrombolysis in Myocardial Infarction-38) n’étaient pas conçus expressément pour évaluer une interaction entre le clopidogrel et l’IPP et ne prévoyaient pas de stratification prospective des patients en fonction de cette variable. Néanmoins, une analyse groupée des deux essais – qui réunissaient près de 14 000 patients sous IPP – n’a objectivé aucune corrélation entre le traitement par un IPP et le paramètre principal mixte regroupant divers événements CV (O’Donoghue et al. Lancet 2009;374:989-97).

COGENT : fin de la controverse

Conformément aux principes de la médecine fondée sur les preuves, on a eu recours à un vaste essai multicentrique à double insu pour régler la controverse quant au risque d’interaction entre le clopidogrel et les IPP, et la controverse a été résolue en grande partie. Lors de cet essai intitulé COGENT (Clopidogrel and the Optimization of Gastrointestinal Events Trial), des patients sous AAS qui n’étaient pas autrement exposés à un risque accru d’événement digestif ont été randomisés de façon à recevoir du clopidogrel en association avec un IPP ou du clopidogrel seul (Bhatt et al. N Engl J Med 2010;363:1909-17). Les chercheurs ont observé dans le groupe sous IPP une réduction significative des événements digestifs (1,1 % vs 2,9 %, HR 0,34; IC à 95 % : 0,18-0,63; p<0,001) inclus dans le paramètre mixte, à savoir saignement manifeste ou occulte, ulcères ou érosions symptomatiques, obstruction ou perforation. Fait digne de mention, les chercheurs ont noté une réduction de 87 % (HR 0,13; p=0,001) du risque d’hémorragie manifeste des voies digestives hautes chez les patients sous oméprazole par rapport aux patients sous clopidogrel seul. Au chapitre des taux d’événements CV, la différence entre le groupe clopidogrel + IPP et le groupe clopidogrel seul n’était pas significative sur le plan statistique (4,9 % vs 5,7 %, HR 0,99; IC à 95 % : 0,68-1,44; p=0,96).

Recommandations consensuelles

Compte tenu de l’importance de sensibiliser les cliniciens à l’usage approprié du clopidogrel et d’un IPP chez les patients qui pourraient bénéficier à la fois et l’un et de l’autre, des experts ont formulé des recommandations consensuelles après la publication de l’essai COGENT (Abraham et al. Circulation 2010;122:2619-33). Rédigé conjointement par l’American College of Gastroenterology (ACG), l’American College of Cardiology (ACC) et l’American Heart Association (AHA), le document est considéré comme une réponse fort à propos aux nouvelles données sur la prise en charge de deux groupes d’affections à risque élevé. Il ressort principalement de ce document que les patients présentant de multiples facteurs de risque d’hémorragie digestive sont exposés à un risque encore plus grand s’ils reçoivent un traitement antiplaquettaire. Les auteurs recommandent l’utilisation d’un IPP en association avec le clopidogrel chez les patients à risque d’événement digestif, le risque d’une interaction étant nul ou faible.

Ces recommandations sont bien sûr fondées sur un seul essai prospectif dont les sujets, sous clopidogrel, étaient randomisés de façon à recevoir un IPP ou un placebo, mais ce sont les meilleures preuves que nous ayons à l’heure actuelle pour affirmer que le risque d’interaction est faible au sein d’une population non choisie, préviennent les auteurs. Ces derniers précisent par ailleurs dans leur document que ni le clopidogrel ni un IPP ne doivent être administrés à un patient chez qui ils ne sont pas expressément indiqués, mais les auteurs ne font aucune distinction entre les divers IPP qui ferait pencher la balance en faveur d’un IPP en particulier. Fait digne de mention, les événements CV et les événements digestifs peuvent être mortels, de sorte que les deux traitements pourraient être indiqués lorsque les facteurs de risque justifient une protection éventuelle contre la survenue d’un événement. Parmi ces facteurs de risque, des antécédents d’ulcère gastroduodénal (surtout un ulcère hémorragique) constituent le plus important, mais un traitement anticoagulant ou une bithérapie antiplaquettaire justifieraient aussi à eux seuls le recours à un IPP pour prévenir les saignements. Le médecin devrait également songer à prescrire un IPP en présence de plus de un facteur de risque parmi les suivants : âge de 60 ans ou plus, utilisation de corticostéroïdes, dyspepsie ou symptômes de reflux gastro-oesophagien, utilisation d’un AINS et infection à Helicobacter pylori connue (tout patient ayant des antécédents d’ulcères devrait subir un test de détection de H. pylori et, advenant un résultat positif, être traité en conséquence; dans l’éventualité d’un ulcère compliqué, l’éradication de H. pylori doit être confirmée).

Le document de consensus ayant été chapeauté à la fois par des gastro-entérologues et des cardiologues, il se démarque du fait qu’on a accordé autant d’attention à tous les problèmes cliniques concomitants dans la prise en charge du risque. Les auteurs – qui formaient une équipe multidisciplinaire – étaient d’accord pour dire que le risque digestif excède parfois le risque CV, ou vice versa, mais quoi qu’il en soit, l’un ne doit jamais être considéré indépendamment de l’autre. Il importe en terminant de souligner que ces recommandations diffèrent des mises en garde que la Food and Drug Administration et la Direction générale de la protection de la santé ont émises en 2009 quant au risque d’interaction sur la foi de données rétrospectives.

Résumé

À toutes fins utiles, la controverse sur l’usage concomitant du clopidogrel et d’un IPP est résolue. Bien que divers aspects de l’innocuité du traitement dans certains sous-groupes de patients demeurent sans réponse, les auteurs des recommandations estiment que le traitement par un IPP est indiqué pour la prévention d’hémorragies chez les patients sous clopidogrel présentant des facteurs de risque. Les recommandations consensuelles, formulées sur la foi de données concluantes, entre autres les résultats d’un essai prospectif avec randomisation, sont le fruit d’une collaboration entre gastro-entérologues et cardiologues. Il ressort principalement de ces recommandations que les décisions thérapeutiques doivent reposer à la fois sur le risque CV et le risque digestif et que le traitement prophylactique par un IPP est indiqué chez les patients sous clopidogrel à risque d’hémorragie digestive.

questions et réponses

Groupe d’experts

Marc Bradette, MD, FRCPC

Université Laval, Québec (Québec)

Pierre Laflamme, MD

Affilié à l'Université Laval, Québec (Québec)

Charles Ménard, BPharm, MD

Université de Sherbrooke, Sherbrooke (Québec)

Il ressort principalement des recommandations consensuelles de l’ACG, de l’AHA et de l’ACC que «les inhibiteurs de la pompe à protons (IPP) sont appropriés chez les patients qui ont besoin d’une thérapie antiplaquettaire, mais qui présentent de multiples facteurs de risque d’hémorragie digestive». Êtes-vous d’accord pour dire que les données publiées étayent cette conclusion et que le risque d’événement digestif doit être pris en compte lorsqu’on envisage une thérapie antiplaquettaire?

Dr Bradette : La recommandation est claire, et je suis tout à fait d’accord. Même s’il est primordial de tenir compte du risque d’hémorragie digestive lorsqu’on prescrit un antiplaquettaire, il reste qu’il n’y a pas plus efficace que les antiplaquettaires pour la prise en charge d’un risque cardiovasculaire (CV) substantiel. Chez les patients à risque élevé d’hémorragie digestive, l’IPP représente un traitement d’appoint important aux fins de gastroprotection. De même, les IPP sont indiqués chez les patients qui ont besoin à la fois d’un anti-inflammatoire pour le traitement d’une maladie articulaire et d’un antiplaquettaire pour la prévention d’un événement CV, à plus forte raison si ces patients sont âgés, car ce sont principalement à ces patients que les antiplaquettaires sont prescrits. Les gastro-entérologues sont généralement conscients des risques digestifs, mais les autres spécialistes doivent eux aussi en être conscients et reconnaître que les conséquences d’une hémorragie digestive non maîtrisée peuvent être aussi graves que celles d’un événement CV.

Dr Laflamme : Les hémorragies digestives causées par H. pylori et les antiinflammatoires ont diminué considérablement avec l’avènement du traitement de l’infection à H. pylori, des IPP et des inhibiteurs de la cyclo-oxygénase 2. À l’heure actuelle, on voit plutôt des hémorragies digestives causées par les antiplaquettaires à faible dose chez les patients âgés cardiaques et les patients recevant des antiplaquettaires pour des indications parfois non reconnues. L’hémorragie digestive sévère survenant chez le patient âgé qui présente plusieurs facteurs de risque d’hémorragie digestive, surtout la triade AAS-clopidogrel-warfarine, et qui souffre d’affections concomitantes vient aggraver les problèmes cardiaques, parfois au point d’entraîner le décès. Les données publiées montrent clairement que les IPP diminuent le risque d’hémorragie digestive et que l’on doit tenir compte des facteurs de risque d’hémorragie digestive lorsqu’on prescrit un antiplaquettaire. Cela dit, la prescription d’un antiplaquettaire doit tout de même se faire selon les normes reconnues, et les bénéfices escomptés doivent l’emporter sur les risques. Je suis en accord avec cette recommandation, et j’estime qu’elle doit être largement diffusée. Par contre, il arrive que les patients sous antiplaquettaire se présentent en hémorragie digestive basse et/ou avec une anémie ferriprive, et qu’après investigation, seule la médication puisse être incriminée. Bref, on doit aussi tenir compte des effets indésirables des antiplaquettaires que les IPP ne peuvent pas prévenir.

Dr Ménard : Il a été démontré que l’ajout d’un IPP au traitement antiplaquettaire réduisait le risque hémorragique au moins de moitié chez le patient présentant des facteurs de risque d’hémorragie digestive haute reconnus. Je suis donc d’accord avec les recommandations de l’ACG, de l’AHA et de l’ACC. Cela dit, nous devons également tenir compte d’un risque presque aussi élevé d’hémorragie digestive basse chez les patients sous antiplaquettaire, et il n’y a pas de panacée qui puisse protéger le patient contre ce risque. Les antiplaquettaires devraient donc être réservés aux patients pour qui le bénéfice démontré l’emporte clairement sur le risque d’hémorragie digestive.

De l’avis des experts qui ont rédigé les recommandations consensuelles, les IPP sont appropriés pour la prévention d’hémorragies lorsque le risque hémorragique est élevé, mais pas lorsqu’il est faible. Qu’en est-il de la présence d’autres indications de l’IPP et du reflux gastro-oesophagien (RGO) en particulier? Que faites-vous chez un patient sous antiplaquettaire dont le risque hémorragique n’est pas élevé? Envisagez-vous tout de même un IPP?

Dr Bradette : Si un IPP est indiqué chez un patient sous antiplaquettaire, je n’hésite pas à le prescrire. Bien que la plupart des indications typiques d’un IPP, le RGO par exemple, ne menacent pas le pronostic vital, elles nuisent considérablement à la qualité de vie. Les données publiées m’ont persuadé qu’il n’y avait pas d’interaction cliniquement importante entre les IPP et les antiplaquettaires. Il ne m’apparaît donc pas justifié de priver le patient d’un traitement associé à des bénéfices cliniques substantiels.

Dr Laflamme : Si, lorsqu’on lui prescrit un antiplaquettaire, le patient asymptomatique doit recevoir un IPP en raison de ses facteurs de risque d’hémorragie digestive, le patient qui ne présente aucun facteur de risque d’hémorragie digestive mais qui est symptomatique et qui reçoit déjà ou recevra un antiplaquettaire peut lui aussi recevoir un IPP. Au moment de la publication des premières données sur l’interaction entre les IPP et les antiplaquettaires et sur les effets délétères de cette interaction sur la maladie cardiaque ou vasculaire, on considérait que l’utilisation d’un IPP était risquée. À l’occasion, on recevait l’appel d’un pharmacien qui refusait l’ordonnance ou nous suggérait de prescrire du pantoprazole, le seul agent reconnu par les autorités sanitaires canadiennes et américaines. Plusieurs autres publications ont ensuite infirmé ces données cliniques, mais l’inhibition de l’activation du clopidogrel par le CYP2C19 en présence d’un IPP lors d’études in vitro ou in vivo étaye la possibilité d’un mécanisme biologique sous-jacent. D’autres données de la littérature plaident en faveur d’un lien possible entre l’utilisation d’un IPP et le risque de pneumonie, d’infection à Clostridium difficile ou de fracture. Dans leur ensemble, les données de la littérature nous incitent à une bonne utilisation des IPP, l’objectif étant que les bénéfices l’emportent sur les risques potentiels. Il est aussi important d’informer le patient afin qu’il puisse mettre en perspective le traitement médicamenteux, ses symptômes et ses habitudes de vie.

Dr Ménard : Les IPP sont les agents les plus efficaces pour soulager les symptômes du RGO. À mon sens, on doit prescrire un IPP à la plus faible dose efficace en présence d’un RGO symptomatique, que le patient soit sous antiplaquettaire ou non. À en juger par ce que j’observe chez mes patients, il est rare que les anti-H<sub>2</sub> soulagent les symptômes du RGO efficacement.

Lorsqu’on craignait une interaction potentielle entre le clopidogrel et les IPP, on soupçonnait qu’ils se faisaient concurrence au niveau de la voie du CYP2C19, car le métabolisme de tous les IPP repose sur le CYP2C19 dans une certaine mesure. Or, l’étude COGENT – l’une des principales études citées dans les recommandations consensuelles – n’a fait ressortir aucune interaction cliniquement importante. Le choix de l’IPP importet- il, et y a-t-il des données qui étayent la possibilité d’une différence entre les IPP quant au risque relatif?

Dr Bradette : Les études in vitro ont objectivé une interaction pharmacologique entre les IPP et le clopidogrel, mais nous avons maintenant de nombreuses données issues d’études d’observation et d’un essai comparatif prospectif qui démontrent l’absence d’interaction cliniquement importante. De même, aucune donnée n’a encore prouvé que les IPP diffèrent quant au risque relatif d’interaction. Je trouve rassurant que ce soit l’IPP le plus susceptible de causer une interaction – l’oméprazole – qui ait été évalué dans l’essai prospectif ayant démontré l’absence d’effet cliniquement important sur l’efficacité de la thérapie antiplaquettaire. De toute évidence, il n’y a pas de données permettant d’affirmer qu’un IPP donné est moins susceptible qu’un autre d’interagir avec le clopidogrel ou tout autre antiplaquettaire.

Dr Laflamme : Toutes les compagnies pharmaceutiques [qui fabriquent un IPP] publient leurs données de pharmacocinétique montrant que leur IPP inhibe moins l’activité du clopidogrel que les autres IPP. Or, ces données n’ont aucune correspondance sur le plan clinique, les études cliniques n’ayant pas montré de différence entre les IPP sur le marché quant au taux d’événements cardiaques indésirables. Une seule étude prospective a corroboré les données rétrospectives, mais elle ne comparait pas divers IPP. L’étude SPICE en cours pourrait jeter un nouvel éclairage sur la question. Comme nous n’avons pas de données prospectives comparatives et que les données rétrospectives ne montrent pas de différence clinique entre les IPP, le choix de l’IPP dépend de la préférence du prescripteur. De plus, on ne connaît pas encore le rôle de la pharmacogénétique dans la prescription d’un antiplaquettaire, encore moins s’il est associé à un IPP.

Dr Ménard : Je ne pense pas que nous ayons encore suffisamment de données cliniques prospectives pour préconiser le choix d’un IPP en particulier en association avec le clopidogrel ou le prasugrel. Chez certains patients, l’activité de certaines enzymes du cytochrome P450 altère peut-être la pharmacodisponibilité des antiplaquettaires, mais cette question devra faire l’objet d’une étude comparative prospective. La réponse à cette question pavera la voie à une thérapie antiplaquettaire adaptée au profil génétique de chaque patient.

De l’avis de certains internistes, le risque d’événement CV prime le risque d’événement digestif, même si les deux types d’événements peuvent être mortels. Avez-vous des conseils à donner sur la façon dont les médecins de premier recours peuvent évaluer les risques concomitants et prévenir les deux types d’événements de façon appropriée?

Dr Bradette : Un point important émane des recommandations consensuelles : les cliniciens doivent changer leur schème de référence de façon à tenir compte à la fois du risque CV et du risque digestif lorsqu’ils envisagent de prescrire un IPP en concomitance avec un antiplaquettaire. Nombre de cliniciens, surtout parmi les gastro-entérologues, ont probablement tendance à considérer les événements CV comme étant plus graves, mais c’est faire fi de la morbidité résultant des complications digestives, même lorsqu’elles n’entraînent pas d’hémorragie mortelle. Le patient qui arrive à temps au Service des urgences et dont l’hémorragie digestive est maîtrisée pourrait tout de même être exposé à des complications ultérieures (dont le décès évitable), et l’analyse ne doit pas se limiter aux risques imminents de décès d’origine CV ou digestive. À mon avis, les craintes qu’a suscitées l’interaction entre les IPP et les antiplaquettaires ont attiré l’attention sur l’importance d’un équilibre entre le risque CV et le risque digestif. Au vu de ces craintes, nous n’avons d’autre choix que d’inclure les deux dans la balance.

Dr Laflamme : L’événement cardiaque a une charge émotive plus lourde auprès de la collectivité et des médecins, mais les complications hémorragiques demeurent sérieuses, bien que les interventions endoscopiques permettent d’éviter les transfusions, l’hospitalisation et la morbidité dans une certaine mesure. En outre, nous avons maintenant les IPP qui réduisent le risque de 50 %. Le patient sous antiplaquettaire qui présente des facteurs de risque d’hémorragie digestive doit donc absolument recevoir un IPP. L’étude prospective COGENT (n=3761) sur l’utilisation conjointe d’un IPP (oméprazole) et du clopidogrel a objectivé une diminution significative du risque hémorragique n’ayant pas pour corollaire une augmentation des événements cardiaques.

Dr Ménard : J’estime que l’association d’un antiplaquettaire et d’un IPP est sûre. Si un traitement antiplaquettaire est indiqué, il suffit de suivre l’algorithme proposé par l’ACG, l’AHA et l’ACC. Le patient reçoit alors le traitement le plus sûr qui soit.

Maintenant qu’il y a consensus parmi les experts et que ces experts ont formulé des recommandations factuelles, vous sentez-vous plus à l’aise de prescrire un IPP et du clopidogrel en concomitance comparé à, disons, il y a 2 ans ou plus?

Dr Bradette : Personnellement, je n’avais pas besoin de recommandations consensuelles pour être rassuré, car je suis toujours resté à l’affût des données les plus récentes et que j’étais déjà arrivé à la même conclusion. Cependant, les médecins qui avaient du mal à s’y retrouver dans l’évaluation des risques devraient être rassurés. Des recommandations factuelles sont toujours utiles, surtout lorsque le médecin fait face à un problème qui sort des limites de sa spécialité. Là encore, il est utile d’avoir un document qui accorde autant d’importance au risque d’événement CV qu’au risque d’événement digestif pour comprendre que la prescription d’un antiplaquettaire requiert l’évaluation des deux risques l’un en regard de l’autre.

Dr Laflamme : Oui, je suis maintenant plus à l’aise de prescrire un IPP avec un antiplaquettaire, quoique je n’aie jamais cessé de le faire pour prévenir une hémorragie digestive, traiter une oesophagite sévère, soulager une dyspepsie ou un reflux, et que j’aie toujours prescrit la dose minimale efficace. Les données de la littérature sont concluantes, mais d’autres études prospectives sont souhaitables au vu de la possibilité d’un mécanisme biologique qui sous-tend l’interaction des IPP et des antiplaquettaires. À mon avis, on doit accorder autant d’importance au risque digestif qu’au risque cardiaque lorsqu’on prescrit un antiplaquettaire, comme on le fait d’ailleurs avec les AINS.

Dr Ménard : L’analyse de données rétrospectives commande toujours la prudence. L’ennui d’une comparaison de patients ne recevant pas d’IPP et de patients sous IPP, c’est que les patients sous IPP sont généralement plus malades et qu’ils se tirent moins bien d’affaire. L’incertitude qui régnait autour de l’innocuité de l’association IPP-clopidogrel s’estompe peu à peu avec les données prospectives plus concluantes qui ne montrent aucun accroissement du risque. Cela dit, nous attendons toujours que des experts se penchent sur la question dans le cadre d’un essai clinique et pharmacogénétique rigoureux.

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